Au 31, rue de Larrey, à Dijon, flotte aujourd’hui un léger parfum de privilège… Alors que dix logements sociaux devaient être construits à cette adresse par l’Office public de l’habitat en Côte-d’Or (Orvitis), le célèbre artiste chinois résidant à Dijon, Yan Pei-Ming, a racheté le terrain pour y construire un jardin privé jouxtant ses propriétés. Des riverains affirment même que François Rebsamen, sénateur-maire de Dijon, serait venu négocier une portion de parcelle avec un voisin situé entre l’une des maisons de Ming et le futur jardin, afin « de lui en faciliter l’accès ». Anecdote courant dans le quartier désormais ? « Le Chinois nous a épargné dix Arabes », s’amusent les habitants. Si tant est que la situation prête à rire…
Février 2010 : Orvitis obtient le permis de construire pour dix logements sociaux
Parallèle à l’avenue Eiffel à Dijon, la rue de Larrey est une rue tranquille, située au cœur d’un quartier résidentiel débouchant sur le canal de Bourgogne… Au numéro 31, une pancarte de chantier à demi-effacée par les intempéries informe les passants qu’ici, depuis le 15 février 2010, l’Office public de l’habitat en Côte-d’Or (Orvitis) a obtenu un permis de construire pour dix logements sociaux. Depuis, aucun immeuble n’a vu le jour sur cette parcelle de 3.338 mètres carrés, qui semble laissée à l’abandon…
« En 2008, Orvitis a réalisé une importante opération d’acquisition immobilière à Dijon. Le lot comprenait des immeubles de logement proches des places du 30 Octobre et Wilson ou encore des terrains non-bâtis, dont celui du 31 rue de Larrey », explique-t-on à l’Office public de l’habitat. La transaction, d’une valeur de 8,6 millions d’euros, a ensuite donné lieu à des études concernant l’utilisation qui serait faite de ces bien immobiliers. « Pour le 31 rue de Larrey, nous avons travaillé au montage technique et financier en vue de la construction de logements, comme nous le faisons pour toutes les opérations », précise Orvitis. Le 29 juillet 2009, la démolition de deux bâtiments présents sur le terrain était allouée à l’entreprise Pennequin TP puis, le 10 août 2009, la maîtrise d’œuvre était délivrée aux sociétés Dehaine, ABC2, Bourgogne Structure et Philae.
« L’artiste dijonnais Yan Pei-Ming n’était visiblement pas de cet avis puisqu’il a menacé François Rebsamen (ndlr : sénateur-maire de Dijon) de quitter Dijon si le dossier allait plus loin : je les ai d’ailleurs vu parcourir ensemble la parcelle en question… », témoigne Paul*, voisin du chantier. Originaire de Shanghaï, le peintre chinois a fait ses premiers pas dans la capitale des Ducs de Bourgogne en 1980, avant d’en devenir l’un des plus fameux représentants au niveau international : ses toiles sont exposées à New York, Milan, Pékin et au Louvre, à Paris, comme pour cette exposition temporaire du 12 février au 18 mai 2009…
Octobre 2010 : Le terrain est cédé à la société de Yan Pei-Ming
Le 13 octobre 2010, l’acte de vente est signé : les parcelles ER 230 et ER 327 – correspondant au projet de construction de logements par Orvitis – sont cédées à la Société civile immobilière (SCI) Opération Eiffel pour un montant de 362.692 euros. Cette société, immatriculée au registre du commerce en décembre 2002, a pour objet « l’acquisition, l’administration et la gestion par location de tous immeubles ». Elle est gérée par Yan Pei-Ming.
« Nous avons beaucoup travaillé sur ce dossier – comme chacun de ceux que nous traitons – mais au bout du compte, il a été décidé de ne rien faire et de revendre le terrain », explique Rémi Combrié, directeur technique chez Orvitis. Et d’ajouter : « Vous savez, ce n’est pas la première fois que nous abandonnons un projet s’il présente des problèmes… Cette fois-ci, nous n’avons pas jugé bon de donner suite à cette affaire ».
Pourquoi ? L’Office public de l’habitat précise « ne pas connaître toute la teneur des négociations qui ont pu avoir lieu » mais précise que, « dans le cadre de notre politique de développement du patrimoine, nous travaillons toujours sur d’autres pistes en parallèle. Ici, nous avons saisi l’opportunité de prendre part à un nouveau programme avenue du Drapeau, dans un secteur jugé plus porteur avec l’arrivée du futur tramway… Cette opération étant mieux appréciée, nous avons choisi d’abandonner le programme rue de Larrey ».
« Sur le terrain, François Rebsamen, en bottes pour négocier »
Que va devenir ce terrain aujourd’hui laissé à l’abandon au cœur du quartier ? « Un jardin privé », note Françoise*, voisine concernée directement par le dossier. Selon certains riverains, elle aurait été démarchée par François Rebsamen et Yan-Pei Ming pour céder, elle aussi, une partie de sa parcelle à l’artiste… Approchée par dijOnscOpe, cette propriétaire mitoyenne du futur « jardin privé » a manifesté une grande gêne lorsque le sujet a été abordé. « Il faut voir ça avec le maire », a-t-elle rétorqué. François Rebsamen aurait-il donc supervisé les tractations concernant la vente du terrain ? Un maigre « Mmh mmh » sera la seule réponse de cette riveraine, qui admet avoir été visitée par le sénateur-maire, « mais pour parler des logements sociaux ». Justement interrogée à plusieurs reprises sur son rôle dans la transaction, la mairie de Dijon n’a pas donné suite à notre demande.
D’autres voix sont plus catégoriques. Selon Véronique*, une habitante de longue date du quartier, « Ming possède plusieurs propriétés autour du futur jardin en question : elles pourront bientôt toutes y être directement reliées » ; ce qui expliquerait l’intérêt de l’artiste pour la zone initialement dévolue aux logements sociaux… Seule entrave à un accès total : le jardin du numéro 29, qui bloque le passage depuis l’une de ses propriétés, au numéro 27… A ce sujet, un résident affirme avoir vu François Rebsamen, « en bottes », « venir négocier avec Yan Pei-Ming une parcelle de terrain appartenant aux propriétaires du numéro 29, afin de garantir à l’artiste un accès entre l’une de ses maisons, au 27, et le fameux terrain, au 31 ».
Des riverains exaspérés sur le principe… mais heureux dans les faits !
Face à cette situation, la réaction des habitants est partagée. D’une part, ceux-ci « s’amusent : « Le Chinois nous a épargné dix Arabes ! », témoigne Paul*. Et la plupart des riverains sont « soulagés de ne pas subir de désagréments dus aux travaux », relève Véronique*. Cependant, ces mêmes voisins se disent « choqués, de la part d’un maire de gauche, que la construction de logements sociaux soit sacrifiée pour des intérêts particuliers »… « Si c’était un maire de droite qui avait fait ça, les journaux en auraient parlé, c’est sûr. Et là : rien, pas un mot. Alors même que François Rebsamen fait des grands discours sur la politique sociale de la ville ! », souligne Paul.
Pour Véronique, la problématique est plus large : « Les gens, quand ils entendent « logement social », font tout de suite le rapprochement avec « cas sociaux » et « problèmes » ! Mais beaucoup de choses – parfois très positives – peuvent être recouvertes par ce terme. D’ailleurs, les parents d’élèves de l’école Eiffel avaient même utilisé cette arrivée de nouveaux logements comme argument pour éviter la fermeture d’une classe. Aujourd’hui, il va falloir trouver une autre solution ». Et l’habitante de conclure : « Sur le principe, de toute façon, je trouve ça dégueulasse. Mais bon, c’est comme ça la politique… ».
*Par souci d’anonymat, les identités ont été modifiées.